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    Causerie

    Graves nouvelles du Midi ! C'en est donc fait ; la scission est complète, définitive, irrémédiable ; le voudrait-on qu'on ne pourrait plus y revenir et d'ailleurs on ne le veut pas, on est à cent lieues de le vouloir. En un mot, c'est fini, bien fini, et déjà la jeune concurrence s'agite bruyamment, menant même un si beau tapage que bientôt peut-être il ne sera plus question que de cela. Après tout, ça nous changera ; qui s'en plaindrait? Il y a si longtemps qu'il est question d'autre chose, de la même chose!...

    Le lecteur voit évidemment de quoi il retourne et que la concurrence dont nous voulons parler est celle que sont en train de faire au félibrige les Cadets de Gascogne. Eh ! oui, le félibrige est divisé ; depuis quelque temps déjà nous percevions l'écho de révoltes latentes ; elles ont éclaté, et ceux du Sud-ouest, rompant en visière avec ceux de Provence, affirment hautement, désormais, leur droit de parler et d'agir sans aucune tutelle.

    Sans tutelle, le mot a été dit ; vous voyez donc bien que c'est grave. Et pour qu'il soit bien entendu qu'ils ne veulent plus rien avoir de commun avec le Sud-est, les initiateurs du mouvement ont pris soin de nous faire savoir que la formation du Comité des fêtes de Gascogne est antérieure à la première de Cyrano de Bergerac, et que ce titre : les "Cadets de Gascogne" a été choisi par eux sans que M. Edmond Rostand, qui n'est que Provençal, y soit pour rien. Voilà qui est clair! Encore est-il heureux qu'ils n'aient point fait défense à M. Rostand de prendre un Gascon pour héros ; ils s'y seront du moins pris un peu tard.

    Ce qui vient d'arriver était aisé à prévoir. Soit excès de confiance, soit secret désir de les absorber peu à peu — qui le saura jamais? — les félibres de Provence avaient fait bon accueil à tous les Méridionaux ; ils ' leur avaient ouvert à deux battants les portes de leur Cénacle et leur avaient tendu la mystique coupe sainte, la coupo santo célébrée par Mistral. Et l'on s'en allait, Provençaux, Languedociens et Gascons, sans compter les Parisiens, l'on s'en allait gaiement, à travers les villes et les villages du Sud-est, en disant des vers, en chantant des chansons et en semant à droite et à gauches des statues, des bustes et des plaques commémoratives à la mémoire des célébrités du cru, le tout entremêlé de banquets solennels, de discours éloquents à la gloire de la petite patrie, de flamboyantes pégoulades, d'épiques farandoles et de fantastiques lâchers de cigales.

    C'était charmant en vérité, et les hommes les plus graves ne dédaignaient pas de faire partie de la bande joyeuse, tels Francisque Sarcey, M. Deluns-Montaud, M. Pierre Lafitte lui-même, disciple d'Auguste Comteet chef actuel de l'école positiviste. Un homme charmant, entre parenthèses, ce grave philosophe, et ne dédaignant pas, à l'occasion, le petit mot pour rire. C'est lui qui, en 1891, au banquet offert aux félibres et cigaliers par la ville de Lyon, dans sa propriété du Vernay, nous racontait comment, en 1839, il avait quitté la province natale pour aller représenter la Gascogne à Paris. Et comme nous lui demandions qui lui avait confié cet important mandat, il nous faisait cet aveu dépouillé d'artifice : Il est vrai que je m'étais délégué moi-même . Est-ce assez gascon, cela?

    Donc, comme nous disions plus haut, c'était charmant. Séduits par les multiples agréments de ces voyages en terre de Provence, et enchantés de l'excellent accueil qui leur était fait, les Méridionaux de l'Ouest accouraient avec empressement aux joyeuses félibrées, et quand le grand Mistral apparaissait, soit aux fêtes de la Tarasque, soit à quelque représentation du théâtre romain d'Orange, ils l'acclamaient avec le même enthousiasme que les fils même de la Provence.

    Puis, la réflexion étant venue, ce bel enthousiasme s'est refroidi, et les Gascons se sont demandé pourquoi ils ne glorifieraient pas chez eux, entre eux, leurs grands hommes et leur petite patrie. Les gorges du Tarn et les Pyrénées, se sont-ils dit, égalent en beauté naturelle, les sites les plus fameux du monde, et quant à nos poètes populaires, ils ne craignent pas la comparaison. La Provence a Mistral, mais nous avons Jasmin, et si Jasmin est mort, raison de plus pour le glorifier.

    Ainsi ont-ils fait, et les voilà qui parcourent selon la coutume du félibrige, non seulement la Gascogne, mais encore le Languedoc, inaugurant des bustes de-ci de-là, disant des vers et apportant des fleurs aux monuments des illustrations qu'ils rencontrent, visitant Agen, Toulouse, Carcassonne,Montauban, Luchon et Bordeaux, et sans souci de la chaleur intense, assistant chaque soir à des fêtes, à des bals et à des représentations. Ce qui fait, comme a dit quelqu'un, que si nous n'avions qu'un Midi, maintenant nous en avons deux ; ne nous plaignons pas.

    Rencontrant hier à Bellecour un des membres influents du félibrige, de passage à Lyon, mon premier mot fut pour lui parler de la rupture, et je m'attendais de sa part à quelques réflexions amères. Mais point. Calme et souriant, il me déclara qu'il n'y voyait pas le moindre inconvénient.

    La seule chose qui me peine, ajouta-t-il, avec son pur accent du Var, c'est qu'avec cette chaleur les Cadets de Gascogne sont obligés de s'enfermer dans des salles de spectacle pour les galas qu'on donne à leur intention. Ils n'ont point de théâtre antique où l'on puisse jouer à la clarté des étoiles, les pauvres! tandis que nous en avons de reste. Nous leur aurions volontiers, pour une fois, prêté celui d'Arles, dont nous ne nous servons pas ; ils n'avaient qu'à venir.

    Dans ces conditions, la scission n'aura peut-être pas les terribles suites qu'on pouvait redouter.

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